L’Ancre et la crémaillère

Les scies et les cisailles d’abord, autant que la dentelle. Elles seront le pôle horizontal, prétendument féminin du projet. Des peuples et de l’économie domestique : il taille la haie, scie le bois, peut-être la pierre autour de la maison, du corps de bâtiment. Ce sont des fonctions qui, dit-on, échoient à l’homme orgueilleux par usage. Il en a extrait un conte et plus tard une légende artésienne, en aucun cas un mythe. Elle, une berceuse de la mer et d’attente dolente ; un chant du seuil peut-être. En fait, cote de son importance, il s’agit là, avec l’unique et quotidien souci d’user au mieux de sa force de travail, d’un rôle attribué, économique et coutumier, celui de la spécialisation du corps. Il est vrai qu’il s’agissait aussi pour le clergé d’un corps glorieux, articulé au geste du Soleil et des quatre saisons. Quand celles des cisailles tranchent, une lame de scie découpe. Elles ont pour but commun la mise en œuvre : une haie, un verger, une bûche, un piquet, une grange, un meuble, une caisse, un chariot – l’outil lui-même.

Ainsi l’homme est-il au-dehors du foyer, du moins est-ce là sa place : axe en rotation, soucieux de mise en œuvre à l’extérieur, il a le bras ample et ouvert à l’espace. Or, aussitôt conquis ce dernier, il en arrache des produits qu’il rabat vers le logis. Chacun de ces mouvements est un arc, une partie de la circonférence. Ébauche de totalité, c’est sans quitter l’objectif d’une tâche à boucler qu’il s’est mis à l’écart. Voyageur désormais sédentaire, qu’il est loin le cycle itinérant ; nomade aussi éloigné que va l’ornière, une flaque lui murmure les mots du retour. Aucun étant de reste avec le vent dans les feuilles, il doit céder de son avoir au protecteur ou maître du domaine : un plus grand que soi, son dieu de pluie. Réconforté, à l’abri, la dentelle est un lien décoratif et mobilier, elle lui semble un moment fini de beauté qui va de l’habit vers l’habitat et de l’habitat vers l’habit. Maison ou église, son lieu d’accueil pouvant être la cheminée ou l’autel. De l’âtre qui en est un modèle et de ses projets, nous dirons donc la métamorphose en passant de la bûche et son client la flamme au bois scié, et de celui-ci à l’écran au-dessous du manteau en guise de plats chenets et pare-feu.

À l’instar des rayons d’une roue qui vont du moyeu à la circonférence est déjà – dès lors qu’atteint le but – inversé son geste en effet qui toujours retourne au centre avec l’homme et son bras qui le fit. Il en est qui le disent de religion, lui non. Les pieds dans les chenets, qui le dirait traditionnel ? Écran interne où projeter du sens et du sensible, un tremblement des doigts peut moucher en lui ce qui déjà décroît. L’anxiété du lendemain, la vigne et son produit, le vin qu’il fait venir d’ailleurs, d’au-delà du comté, l’aide alors à l’apaiser. Elle coud, croise aujourd’hui et tisse infiniment ses fils à la lueur d’une lampe. Est-ce là une allégeance à la Lune, en chacun de ses aspects, que rabattre un jour sur la nuit qui le suit ? C’est là une part obscure qui appartient à la femme ; à celle dont pareillement les fonctions ont été spécifiées. Dans l’un et l’autre cas – l’outil de bronze ou de fer forgé, les fuseaux et le fil de coton – chaque ustensile est utile à la main. À l’intérieur elle est, autant qu’il l’est, liée au coutumier : que ce soit par commande, ou par économie, la dentelle ou bien rejoint l’armoire ou bien rejoint la dot, quand elle n’est pas à vendre aussitôt que conçue à l’écume du temps et l’usure des yeux.

Serait-ce une anthropologie de l’objet que pratiquer ce métier minutieux de la patience avec la dentellière ? Et que dire, au bout des doigts qui tendent les fils du devoir et de l’application, du geste économe de l’œil dans sa fatigue intime ? Ainsi qu’une métamorphose du végétal en dentelle, au bout de chaque main enfin couplée, il faudra voir dans ce second volet du pare-feu les outils de l’extérieur exténué gainés de cette application. De nos jours, en ce siècle d’instantanéité, surtout dans les appartements les plus démunis où la métaphysique libérale a fait son nid de coucou, avec le panier et le soufflet, les périphériques au bout de leurs connectiques ont remplacé de l’âtre un serviteur : sa balayette et sa pelle, ainsi que son tisonnier…

Recyclés, ces objets délocalisés reprennent-ils un second souffle qu’ils iront, autrement que sur des murs tendus d’un ennuyeux papier peint, engager l’écrin final avant l’achat d’un chalutier. Ce dernier, en cale sèche dans son hangar – idéalement celui d’un port de pêche de Basse-Bretagne –, sera entièrement recouvert de dentelles. Qu’est-ce à dire ? Chargé-je ainsi l’amniotique enceinte avec un fonds de scies et de cisailles modifiées et s’agit-il là, volens nolens, d’une opération de sauvetage ? Autour de la coque, un seul désir : une exposition concertée de ces scies et de ces cisailles également désœuvrées figureront les flots. Couvert de givre, il n’y a aucune raison de spécifier ici avant longtemps si ce chalutier à venir sera matériel ou virtuel : ce sont pour moi tous les deux des objets. Pas seulement parce qu’ils prolongent et métamorphosent la même pratique ; donc aucune dichotomie à énoncer. Les moyens matériels et la réception décideront seuls de ce développement. En attendant ces jours lointains, d’ores et déjà collectant ces scies, ces cisailles et ces pinces, c’est au travail de la dentelle que je m’attelle…

Pour Le Collectif Antécimaise,

Zuria Buztingorri

Une réflexion sur « L’Ancre et la crémaillère »

  1. Le Sang des nuits

    Afin de représenter l’une des dimensions politiques du projet, et notamment celle des bois flottés, pendant une minute de « pêche miraculeuse » une installation de rampes de spots rouges accrochées à la charpente du hangar projettera sa lumière chaque soir sur les dentelles entourant le chalut.

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